L’arme à l’oeil

Cela fait un moment que la question de la quotidienneté de la domination me prend la tête et les tripes. J’entends par là cette multiplicité de « petites* » agressions, humiliations, brimades, de celles qui nous travaillent au corps incessamment et qui entretiennent la soumission au jour le jour. J’avais envie d’entamer un processus de réflexion et d’écriture qui essaie, en prenant son temps, d’envisager cette question dans sa complexité, d’en débrouiller les intrications, d’en saisir les nuances et d’envisager des pistes de lutte. Le texte qui suit serait donc à prendre comme un premier jalon, comme une nécessité de tirer sur le fil pour mieux dérouler la pelote. Il s’agit d’une tentative de l’aborder d’une manière plus sensible que théorique (en l’occurrence par le regard), depuis mon individualité (celle d’un mec, blanc, issu de la classe moyenne). Le fait de le diffuser ici peut être vu comme une invitation à la discussion et à la critique, qui permettraient de nourrir et d’affiner ce début de questionnement encore mal dégrossi.

Chaque jour, je suis témoin de situations qui me hérissent, me dégoûtent ou me mettent carrément hors de moi. Des situations dans lesquelles des individuEs se font écorner, ratatiner, humilier. Qu’elles soient liées au sexe, au genre, à l’âge, à la classe sociale ou à la soi-disant « race » (et j’en passe), toutes les formes de domination qui traversent cette société s’expriment quotidiennement, sans trêve et sans complexe. J’y suis donc sans cesse confronté dans la rue, au travail, dans les administrations, en famille ou dans n’importe quel autre « espace public ». Et pourtant, cette société m’accorde un grand nombre de privilège qui me positionne comme dominant de fait ou potentiel, m’obligeant à un effort d’imagination pour tenter de percevoir ce que d’autres se prennent sans arrêt en pleine gueule. Que manquerait-il pour muer cette capacité d’identifier les dominations en pratique d’intervention pour perturber ou couper court à leurs déroulements, sans me poser en pacificateur, en embrouilleur ou en chevalier blanc ?

Parfois c’est la peur qui me retient, celle de m’opposer à un grand groupe ou à une violence exacerbée. Pourtant, rien ne m’oblige a priori à agir seul. Pourquoi ne pas chercher auprès d’autres personnes présentes à proximité des complicités momentanées, tentant ainsi de briser cette indifférence conditionnée pour créer un élan qui nous permettrait de nous donner la force nécessaire pour agir. D’autres fois, je me sens entravé par les normes sociales, par ces injonctions bien intégrées du type « c’est pas tes oignons ». En effet, qu’il s’agisse d’unE enfant écraséE par son papatriarche ou de la première moitié de ce qui semble être un couple qui piétinerait la seconde (ce qui revient à dire dans une infinie majorité de situations : un mec qui piétine « sa » meuf), intervenir reviendrait à faire irruption dans une « sphère privée ». Pourtant je ne vois la famille ou le couple** que comme des structures favorisant la reproduction des rapports de pouvoir

Alors qu’est-ce qui me retient ? La flemme ? Le fatalisme ? La honte ? L’incapacité de trancher entre envie d’agir en soutien et crainte de déposséder au même instant la personne qui se prend la domination de sa possibilité de révolte ? Autant de questions – et sûrement encore bien d’autres enfouies quelque part – dans lesquelles j’ai l’impression de m’enliser, accumulant un sentiment d’impuissance et de passivité. A balancer entre larmes de frustration et l’arme de l’action.


 

* « Petites » à prendre comme « à l’échelle individuelle »

** Par couple, j’entends cette construction sociale et morale rigide et oppressante basée sur l’hétéronormativité.