Avoir de la prise sur l’offensive, se donner la niack pour l’attaque

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C’était prévisible, le mouvement social contre la Loi Travail est mort tranquillement pendant l’été. À Clermont comme ailleurs, les syndicats sont docilement rentrés à la niche et les citoyenNEs de Nuit Debout sont allé-e-s se coucher. Et nombre de personnes semblent avoir perdu avec ce mouvement un espace d’expression pour leurs désirs et leurs colères. Fini les manifs ! Fini les blocages ! Toute la tristesse de la réalité de la politique1 éclate au grand jour : tenter de « changer les choses » en s’inscrivant dans un calendrier officiel, en jetant ses forces dans une bataille dont l’objet reste pour une bonne partie des protagonistes l’amélioration des conditions de leur exploitation, c’est foncer de manière inévitable dans le mur. La seule façon d’éviter de se le prendre en pleine face, c’est de se décaler le plus vite possible, c’est-à-dire créer ses propres rythmes et pratiques d’intervention dans ce moment social, basé sur des idées qui le dépassent largement : la haine de l’État et de ses larbins, le désir de voir la révolte flamber et la solidarité l’attiser, la volonté de vivre libre dans un monde débarrassé de toute domination, travail compris. Bref, de manière autonome.

C’est ce qu’ont joliment touché du doigt fin juin les quelques indisciplinéEs qui, anonymiséEs par le port d’un masque et d’un déguisement pour certainEs, ont mis à profit l’occupation du conseil départemental par le « mouvement » pour y faire le plus de dégât possible. Une initiative qui a fait chaud au cœur mais qui s’est malheureusement soldée par trois interpellations. Au-delà d’un certain nombre d’interrogations sur ce qui aurait pu permettre à ces personnes de ne pas se faire pécho, notamment une pratique plus partagée du vêtement et masque noir pour difficiliter l’identification par les keufs, cette action passée amène une question plus large : les moments émeutiers dans les grandes manifestations, si vivifiants et riche d’expériences soient-ils, sont-ils réellement autonomes alors même qu’ils dépendent du rassemblement de masse et/ou de la temporalité syndicale pour advenir ?

Pourtant, en dehors de la valse des mobilisations, les occasions ne manquent pas de passer à l’attaque pour celles et ceux qui lâchent la bride de leur imagination. Seul-e ou à quelques unEs, il suffit d’affûter un peu le regard et d’arpenter de jour et de nuit les rues et les ruelles pour voir apparaître des cibles par dizaines. Le pouvoir est partout et partout il se matérialise : de manière officielle bien sûr (mairie, préfecture, comico, taule…), mais aussi politique (locaux de partis), capitaliste (entreprise, banque, pub…), logistique (train, tram, bus, Cvélo…), social (CAF, Pôle Emploi…), éducatif (de la maternelle à la fac), médiatique, religieux… La liste est sans fin et tenter de la rendre exhaustive ne reviendrait qu’à réduire le champ des possibles.

Il en va de même concernant la multiplicité des moyens d’attaque, la seule nécessité étant qu’ils portent en eux-mêmes la fin qu’ils servent à atteindre. Pour le dire autrement, il est impensable de lutter pour la liberté de manière autoritaire ; il est absurde de tendre à l’auto-organisation en délégant son action ou son choix ; il est insensé de refuser que le pouvoir et l’économie découpe notre existence pour les faire rentrer dans leurs petites cases en disséquant nos individualités et dans le même temps de se spécialiser dans la guérilla urbaine au détriment de tous les autres aspects de la vie2. La fin est contenue dans les moyens mis en œuvre, toute démarche contraire relevant de la stratégie politique.

Alors oui, ce mouvement social comme les précédents (CPE, retraites…) est enterré. Ce n’est pas pour autant que les hostilités contre ce monde de merde ont cessé, y compris à Clermont et ses abords. Il suffisait de traîner aux Vergnes fin septembre pour constater que les flics étaient particulièrement sur les dents de s’être fait piéger et attaquer deux soirs de suite à coups de caillasses et de molotovs. Ou bien de flâner sur le boulevard Lavoisier dans les premiers jours du mois d’octobre pour se rendre compte que le Pôle Emploi, cette salle usine du contrôle, s’était fait défoncer ses vitres. Un sort partagé par les vitrines du PS et des Témoins de Jéhova début novembre à Brioude. Au lieu de se concentrer dans un espace-temps donné comme l’opposition à la Loi Travail en tentant de la faire déborder de son déroulement par trop tranquille et jalonné, ces trois exemples d’acte de révolte s’inscrivent dans une conflictualité quotidienne et diffuse.

Certes, certainEs pourraient reprocher que cela les rend moins visibles ou impactants de par leur éparpillement géographique et temporel. Soit, laissons aux chefFEs et aux stratèges l’organisation collective de la révolte sociale. Pour nous3, il est bien plus intéressant de considérer l’affaire depuis un autre angle : puisque le pouvoir est partout et qu’il est absurde de lui donner rendez-vous pour s’en prendre à lui, nous préférons avancer avec celleux qui choisissent de le frapper de manière désordonnée et surtout, là où il ne nous attend pas.


1Pour cerner ce que l’on entend par politique ici, vous pouvez lire ce texte : http://acorpsperdu.wikidot.com/dix-coups-de-poignard-a-la-politique

2Pour le dire autrement, faire le choix, pour attaquer le pouvoir là où il se matérialise dans l’espace public, de sacrifier toute volonté de le détruire aux autres endroits où il apparaît : les rapports d’autorité dans les relations interindividuelles, les normes qui nous modèlent et nous assignent une identité conforme, l’expertise des sachantEs…

3Pour préciser, il s’agit d’un « nous » qui désigne les personnes qui s’activent pour que ce bulletin existe.


Bim les keufs
24 et 25 septembre aux Vergnes, deux nuits, deux guets-apens. Les pompiers et les keufs sont appelés pour des feux de véhicules. Mais à leur arrivée, ça ne se passe pas vraiment comme ils s’y attendaient. Une dizaine de personnes planquées dans des bosquets les attaquent à grands jets de pierres la première nuit et à coups de cocktails molotov la seconde. Une bande méchamment détér_!

Le 10 octobre en fin de journée, l’adjoint de sécurité du commissariat de Clermont est visé par des pétards à l’intérieur même du bâtiment. L’auteur se barre en courant mais malheureusement, il est balancé par un citoyen et interpellé dans le quartier, non sans avoir distribué insultes et coups.

Bim les matons
Lundi 7 novembre, un maton du centre de détention d’Uzerche (Corrèze) s’est pris un coup de poing au visage. Deux jours plus tard, un autre détenu a mis un grand coup de pied dans une porte. La main du maton qui la maintenait s’est retrouvée coincée contre le mur. Il a eu un doigt arraché. Qu’il s’en morde les autres !

Le 6 décembre, profitant d’une sortie à vélo, un taulard du centre pénitentiaire de Riom s’est fait la belle à bicyclette et court toujours. Il s’était déjà évadé en 2014 de la prison de Nevers. Big up et bonne route_!

Bim bim bim
La nuit du 6 novembre à Brioude (Haute-Loire), les vitres du local du PS et de la salle du Royaume des témoins de Jéhovah ont été défoncées à coups de barre de fer et de plaques d’égout (!).


La Bourrasque n°2 – Juin/Août 2016 – Version PDF

La Bourrasque est un bulletin qui ne se construit depuis aucune base politique, idéologique ou morale, considérant que ce ne sont que trois facettes d’une même domination. Les textes proposés ici ne se nourrissent que de rages et de désirs. La rage contre ce monde pourri par l’autorité et le fric. Le désir de vivre des instants d’insoumission et de liberté. S’il nous tient à cœur de mieux comprendre et évoquer dans ces lignes comment s’articulent les dominations qui traversent cette société, ce n’est pas pour en être les spectateurs-trices indignéEs mais pour envisager des pratiques et des horizons offensifs contre tous les pouvoirs. Allergiques aux dogmes et aux avant-gardismes, nous ne souhaitons ni convaincre, ni persuader. Dans La Bourrasque, nous voyons plutôt un souffle qui circule de rencontres en affinités. Une rafale qui recherche les brèches du vieux monde pour s’y engouffrer et les élargir. Un peu de vent pour que le feu se propage.

 

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L’enfer est pavé de bonnes intentions

Cela fait un moment que la question de la quotidienneté de la domination me prend la tête et les tripes. J’entends par là cette multiplicité de « petites » [1] agressions, humiliations, brimades, de celles qui nous travaillent au corps incessamment et qui entretiennent la soumission au jour le jour. J’avais envie d’entamer un processus de réflexion et d’écriture qui essaie, en prenant son temps, d’envisager cette question dans sa complexité, d’en débrouiller les intrications, d’en saisir les nuances et d’envisager des pistes de lutte. Il s’agit d’une tentative de l’aborder d’une manière plus sensible que théorique, depuis mon individualité et ma position (celle d’un mec, blanc, hétéro, issu de la classe moyenne). Le premier texte tournait autour de “Comment intervenir dans une situation de merde qui se déroulerait devant moi ?” On m’a fait remarquer, et j’en suis d’accord, que c’est paradoxal pour quelqu’un qui affirme ne pas vouloir se poser en chevalier blanc. Pourquoi ne pas avoir plutôt écrit sur la domination que j’exerce (encore, malgré ma vigilance) ? Ou que je subis ? Bref, autant de considérations qui viennent agiter mes réflexions et qui parsèment ce nouveau texte.

Ces derniers temps, de nombreuses lectures, réflexions, discussions formelles ou informelles ont fait émerger une question : quel soutien, quelle solidarité pourrais-je mettre en œuvre avec unE individuE alors même que ce monde de merde nous a placé dans des positions, sinon antagonistes, du moins hiérarchisées à travers un système de privilèges ? Non ce n’est pas une question rhétorique et j’essaie bien d’y apporter des éléments de réflexions en étant vigilant à ne pas la simplifier.

Pour commencer, j’ai beau être animé d’une rage contre l’autorité, contre tous ces carcans qui contraignent et modèlent les individuEs (genre, âge, race…), j’essaie d’éviter de tomber dans le travers que je distingue dans différents endroits (au sein ou en dehors du ‘milieux militant’) et à différents niveaux (plus ou moins politisés) : « je ne suis pas conscient de la domination que j’exerce donc je ne me pense pas comme dominant » et à son pendant : « prêter attention à ces dominations, c’est les faire exister ; je suis au-delà de ça ». Si je jette un regard derrière mon épaule, je perçois que l’existence des rapports de domination dans mon monde n’a commencé à devenir une réalité qu’à partir du moment où j’ai vraiment discuté avec des copines. En prêtant un minimum d’attention à leurs expériences ; en faisant de la place pour me laisser toucher par leurs colères contre moi ou d’autres mecs. À partir du moment où j’ai arrêté de croire que je pouvais tout comprendre, tout analyser ; où j’ai pris conscience que certaines personnes autour de moi vivaient des choses que je ne subirais jamais du fait de ma place dans cette société. J’en profite donc pour glisser que si, en lisant ce texte, tu te demandes qui tu pourrais bien avoir à soutenir, que dans ton monde tout baigne dans l’huile, alors tu pourrais peut-être te poser la question d’à quel point ton positionnement, ton comportement, ton discours peuvent court-circuiter les envies ou les tentatives des personnes qui t’entourent de faire exister cela à tes yeux. Et de comment tu te confortes dans tes privilèges.

Lorsque j’ai commencé à entrevoir cela et à y réfléchir sérieusement est apparue progressivement l’évidence d’un ensemble cohérent. Puisque j’aspire avant toute chose à la liberté et qu’elle ne peut exister dans un monde saturé d’oppressions. Puisque nier l’existence de l’État ne l’a jamais fait disparaître de ma vie et que je ne vois pas d’autres horizons que l’offensive pour œuvrer à sa destruction – contre l’État qui s’exerce sur moi de l’extérieur et contre l’État intériorisé et que je reproduis à travers moi (soumission à l’autorité, dynamique de délégation/représentation, désir de conformité…). Puisque dans ce combat pour la liberté, déconnecter la lutte contre l’État de la lutte contre toutes les autres formes que peut prendre la domination (patriarcat, racisme, âgisme et j’en passe) n’aurait aucun sens. Comment alors choisir de ne pas agir sur ma position de privilégié et de me satisfaire de sentir en moi s’activer les engrenages de la reproduction sans rien faire pour les saboter. J’aurais l’impression de ne faire que la moitié du chemin.

Bref, j’ai beau avoir cette rage, il n’est pas question de la considérer comme un « certificat d’exemption de domination », ni de me sentir légitime à (im)poser mes mots sur la dominations des autres. Même si la personne concernée m’est proche. Même si la situation qu’elle subit provoque une colère et une révolte insoutenables. Même si je retrouve, dans l’oppression qu’elle se mange, des aspects que j’aurais déjà vécus. Parce que ça serait laisser la porte grande ouverte à des mécanismes dégueux comme l’interprétation – voir une situation à travers mes yeux, l’appréhender avec ma grille de lecture, sans me décentrer – ou la dépossession – imposer mes mots puis mes constats, mes sentiments, mes moyens de réactions, mes rythmes…

Lutter contre ce réflexe, ça commencerait par être sûr que la personne qui se prend un truc de merde dans la gueule non seulement consent, mais surtout désire que je sois un soutien. Je ne vois d’autres manières que d’arriver à définir d’où je parle et à le verbaliser sans pour autant que ça ne devienne une position crispante ou un constat d’impuissance[2] mais plutôt une manière de poser des conditions claires et circonstanciées pour que puisse exister ce soutien, voire qu’il devienne solidarité. Et ça suppose d’arriver à concevoir et à entendre que, même si le patriarcat me fait gerber, le fait que je sois un mec peut constituer pour l’autre une limite. Que même si l’idée de diviser les humainEs selon des critères raciaux me fait totalement halluciner, le fait que je sois blanc peut aussi constituer une limite. Et ainsi de suite.

Ensuite, et dans la mesure où les conditions sont réunies pour que la personne me considère comme un soutien, il s’agirait de lui laisser la possibilité de définir les modalités de ce soutien et de revérifier dès que nécessaire s’il lui convient. Pour mesurer la place qu’il occupe dans la situation. Pour s’assurer que ses limites ne sont jamais dépassées. Pour vérifier également que les miennes ne risquent pas d’être atteintes et que j’ai toujours la capacité de soutenir[3]. Pour éviter que ma présence ne devienne pour elle un problème de plus avec lequel composer. Pour arriver à faire que mes bonnes intentions, au lieu d’aller paver l’enfer, soient des munitions mises à disposition de celui ou celle qui en chie. Des munitions qu’iel pourra alors envoyer seul-e ou qu’on pourra envoyer ensemble, à force de tisser des confiances et des complicités, dans la sale gueule de la domination.


1 «Petites» à prendre comme «à l’échelle individuelle»
2 Type “a priori, vu que je suis hétéro, je ne peux pas soutenir un gay”
3 Cela fait référence à mes limites en termes d’énergie disponible pour soutenir mais aussi des limites éthiques qui me permettent de ne pas rogner sur mes propres idées. Hors de question par exemple de faire appel aux flics ou de rouler des mécaniques, même si c’est là le soutien demandé

A toi qui passes ta nuit debout

Ce texte, écrit à plusieurs mains, avait à l’origine vocation à être diffusé dans la rue, notamment à Nuit Debout. On souhaitait profiter du contexte pour proposer un moment de rencontre où l’on puisse creuser ces questions, confronter des idées, repousser les limites et, éventuellement, découvrir des complicités. Nous le reproduisons ici car même si depuis le « mouvement » a évolué, à Clermont comme ailleurs, ce que pointe ce texte nous semble toujours valable et notre envie d’en débattre est toujours là.

OK ta vie quotidienne s’est construite et suit son cours dans un cadre autoritaire. Que ce soit dans ta famille, à l’école, au taf, à Pôle Emploi, chez le médecin et jusque dans ton salon, tu ploies sous les contraintes et les injonctions. On te martèle la tête avec ce que tu DOIS faire, les limites à NE PAS dépasser, jusqu’à ce que par conviction ou lassitude, tu fasses le choix de te résigner, de rentrer dans le rang.

Début mars, quelque chose s’est passé. A en croire tous les météorologues gauchistes et autres syndicalistes perchés sur une échelle dans leur petit bocal, il se profilait à l’horizon une belle tempête sociale. Peut-être même aussi balèze que le CPE il y a dix ans. C’est dire ! Toi tu t’es dit : « Bon, que l’État m’écrase, que les patrons m’exploitent tous les jours depuis ma naissance, passe encore. Mais la loi El Komhri, c’est vraiment abusé ! Trop c’est trop ! » Alors avec quelques milliers d’autres personnes, plusieurs fois dans le mois, tu as marché dans les rues de Clermont, parfois en chantant, parfois en levant une jolie pancarte colorée, le plus souvent en te faisant bien chier mais en te convaincant que c’est important d’être là. Peut-être même que tu faisais partie de celles et ceux qui ont fait grève dans « leurs » entreprises ou ont bloqué « leurs » lycées.

Pourtant, dans tous ces moments que tu aurais pu vivre comme une pause dans la normalité, dans ce quotidien trop étouffant, où tu aurais pu respirer un grand coup et faire un peu craquer le carcan du « fais pas ci, fait pas ça », et ben dans tous ces moments, il ne s’est RIEN PASSÉ ! T’as choisi de continuer de suivre les règles du jeu, de respecter l’itinéraire de la manif, de faire semblant d’écouter avec intérêt les discours relous et les slogans débiles des leaders. T’as choisi une nouvelle fois d’obéir aux ordres des portes-voix et de te conformer au rythme du ca­mion sono-buvette : avance, stop, assis, debout, tends la patte, à la niche !
T’as choisi de rester dans le rang.

Mais bon, sûrement qu’après un mois de manifs plan-plan t’as eu envie d’un peu de changement puisque tu t’es pointé-e à la Nuit Debout. T’as eu la chance de voir un film chiant et d’admirer la chorégraphie millimétrée des mêmes épouvantails de la politique (UNEF, SUD, CGT, RESF, FdG, NPA… mais en civil alors ça va) destinée à finir d’annihiler les dernières envies de faire quelque chose de différent, hors du cadre. Ensuite, si tu n’es pas allé-e te bourrer la gueule autour du feu, tu t’es peut-être assis-e pour participer aux groupes de discussion. Tu as alors dû ressentir l’extase de la communion dans l’unité, dans la convergence des luttes, un espace où semblent pouvoir cohabiter les intérêts les plus divers. De l’augmentation des salaires à la création d’un état palestinien en passant par du bio dans « nos » cantines et une place en foyer pour les mineurs sans papier : on dirait que tout se vaut, que peu importe « l’objet » de la lutte tant qu’elle est menée ensemble et qu’elle ne remet pas en cause l’ordre établi. Donc, comme il est impensable de se questionner sur le pourquoi, qu’il est évident pour tout le monde que « si on est là on est tous d’accord », on passe directement au comment. Tu as alors assisté à des débats délirants sur les meilleurs moyens de faire grossir le mouvement, à grand coup de carnaval et de stand d’info dans les quartiers populaires. Ces quartiers où l’on ne défile pas car on y passe pour les guignols qu’on est.

J’sais pas toi, mais moi ça me laisse sur le cul ! Qu’est-ce qui fait qu’un si grand nombre de personnes en arrive à reproduire à l’infini ces mêmes schémas, à réutiliser ces mêmes outils discount ? A recracher les mêmes contestations aimablement prémâchées par les centrales syndicales et les mouvements citoyens afin d’en ôter tout le potentiel créatif, libérateur… donc subversif ?

Il faut quand même avoir une vision sacrément étroite pour considérer qu’un changement de plus dans le code du travail a une réelle importance. Pourtant, il suffit d’un pas de côté pour avoir une vue d’ensemble, remettre un peu les choses en perspective et se rendre compte que cette loi n’est qu’une microscopique partie d’un tout. Il suffit d’un pas de côté pour réaliser que l’idée même de travailler pour gagner sa vie est à vomir ; que confier à d’autres le pouvoir de décider de comment je mène ma vie est une aberration ; que se conformer à des normes pour se sentir le droit d’exister parmi les autres est asphyxiant ; que fuir la mort et rester bloqué à une frontière est insupportable… On vit dans un monde de merde, t’as remarqué ? Et c’est pas une fatalité ! Ce pas de côté permet aussi d’imaginer tout un tas de manières de sortir de leurs revendications et de leur non-violence qui nous neutralisent[1].

Par exemple, pendant que tu chantais « ni amendable, ni négociable… » le 9 mars, une trentaine de personnes saccageaient l’université de Bordeaux où on pouvait lire entre autres « On ne veut rien, nous prenons, pillons, volons tout ». Le 25 mars, tandis que tu te remettais d’une nouvelle procession à Clermont, plusieurs centaines de personnes partaient en manifs sauvages à Paris, attaquaient deux commissariats et pillaient deux supermarchés, redistribuant la bouffe au campement de migrant-e-s situé juste à côté. Alors que tu buvais ton vin rouge place de Jaude sous le barnum de la CGT le 9 avril[2], à Paris une semaine avant les vitres de leur local du 20e arrondissement volaient joyeusement en éclats à l’initiative d’individus autodésignés « travailleurs de la nuit (non syndiqués) », désignant les syndicats comme « des amis utiles des patrons et des flics. Nos ennemis »[3].

Faire un pas de côté, c’est commencer à sortir du rang. Et on est quelques un-e-s dans les parages à refuser d’y retourner.

Et que les enragé-e-s ouvrent le bal…


1 Enfin, ce pas de côté finit de faire le tri. Place de la République, quand  la détermination de certain-e-s devient incontrôlable, des « représentants » de #nuitdebout n’hésitent pas à appeler les keufs et félicitent ensuite leur savoir-faire.
2 Tu te rappelles peut-être qu’il y a deux ans et demi, cette même CGT avait bien aidé la police à venir défoncer le campement – permanent et non-négocié celui-là – qu’occupaient migrant-e-s et personnes solidaires.
3 Faut dire aussi que l’après-midi même, la CGT avait encore (et encore…) balancé des lycéen-ne-s aux keufs.

Quelques grains de sable dans les rouages

Ni loi ni travail
Depuis maintenant deux mois, il est difficile de ne pas constater la multiplication des scènes d’affrontement et de destruction pendant les manifs, officielles ou sauvages, dans différentes villes (Paris, Marseille, Nantes, Rennes, Toulouse, Lyon, Lille, Grenoble, Dijon…). Au-delà de ces moments de confrontation, ces dernières semaines ont été parsemées d’un nombre important de blocages, sabotages, pillages, attaques nocturnes. Autant de manières de porter des coups à l’État, à l’économie et aux structures du pouvoir. Autant d’espaces pour découvrir ou affiner des complicités, mettre en œuvre de nouvelles pratiques subversives et laisser libre cours à notre imaginaire offensif. Malgré une répression qui s’intensifie et se diversifie – déchaînement de la BAC, intervention de l’armée, « charge » des services d’ordre syndicaux avec matraques, manches de pioche et gazeuses, distributions à domicile d’arrêté d’interdiction de manifester, entre autres joyeusetés – le nombre de keufs blessés comme le montant des dégradations et des interruptions de flux ne cessent d’augmenter. Alors que la contestation sociale-réformiste contre la loi El-Khomri faiblit dans un contexte de passage en force du gouvernement avec le 49.3, il semblerait que la détermination de celles et ceux qui n’attendent rien de l’État et ont trouvé dans ce mouvement un espace supplémentaire pour mettre leur rage en acte ne faiblit pas. Extraits choisis…

25 mars : A Paris, suite à la vidéo qui montre un jeune du lycée Bergson se faire tabasser par des flics devant le blocus de son bahut, plusieurs dizaines de personnes ont attaqué le commissariat du 19e à coup de pierres et ont tenté de briser ses vitres blindées en se servant de planches en bois comme bélier. Dans leur foulée ces quelques 150 lycéenNEs sont entréEs de force dans deux supermarchés Franprix et ont ensuite distribués les victuailles pillées aux migrantEs installéEs à Stalingrad.

9 avril : Grosse manif sauvage de plusieurs milliers de personnes au départ de Nuit Debout place de la République en direction du domicile personnel de Valls. Le cortège bien vénèr’, même s’il n’atteint pas son objectif initial, se fait grandement plaisir sur le trajet.

14 avril : Rebelote ! Sauf que cette fois, pas d’objectif géographique précis, juste une envie d’aller là où il y a de la place (comprenez pas de keufs par centaines) pour laisser libre cours à une joie destructrice. Cette balade d’environ une heure laisse dans son sillage un nombre impressionnant de banques, pubs, agences immo, Pôle Emploi, supermarchés, galeries d’art, Autolib, concessionnaires… ravagés.

26 avril : quelques jours après que soient partis en fumée 6 véhicules de Toulouse Métropole, un commissariat de la même ville est attaqué avec des cocktails molotov par des individuEs qui n’ont pas « attendu les indignés 2.0 pour passer des nuits debout ».
« On a fait ça par plaisir.
On a fait ça pour marquer une rupture.
Parce qu’on est à la fois joyeux et en colère.
On n’a plus envie d’être là ou vous nous attendez. »

28 avril : Après les vacances (!!!), reprise des hostilités. Ça pète un peu partout, notamment à Rennes où environ 600 personnes s’affrontent avec les flics qui tentaient de protéger les banques et autres monstruosités. Dans plusieurs villes, ça tente de briser le train-train quotidien. A Marseille, la Gare St Charles est bloquée tandis qu’à Gennevilliers, c’est le plus gros port fluvial de la région parisienne qui est envahi et qu’à Toulouse, 150 personnes empêchent l’accès à la zone logistique Eurocentre.

3 mai : À Nantes, premier jour du passage de la loi au parlement, un appel à manifester auquel les syndicats ne se joignent pas rassemble plusieurs centaines de personnes. Un commandant de la BAC se prend une grosse dérouillée à coups de pompes et de barre de fer. On apprendra que 10 jours plus tard une personne est interpellée et inculpée pour tentative d’homicide.

5 mai : les vitres du Pôle Emploi de Montreuil sont défoncées à coups de masse. Sur les côtés on pouvait lire « Esclavagistes modernes – Ni loi ni travail »

Lundi 9 mai : Porte de Pantin, barricades enflammées et sabotage au ciment prompt sur les voies du tramway puis à l’entrée du périphérique. Par une grande banderole, les polissonNEs affirmaient : « Tout le monde déteste le lundi matin » !

10 mai : jour du passage en force du 49.3, ça se rassemble spontanément dans de nombreuses villes. A Grenoble, un cortège d’environ 1000 personnes prend le centre-ville pour un « saccage généralisé ». Les baies vitrées de l’École de commerce, une annexe de la mairie et le siège du journal le Dauphiné Libéré s’en souviennent.

12 mai : À Nantes, les voies de la Gare Sud sont envahies et le trafic interrompu. Le hall de la gare est ravagé, toutes les vitres extérieures sont explosées. A Besançon, suite à une tentative de perturber le conseil municipal qui se termine par une interpellation, une colère vengeresse éclate dans la nuit : le local PS et le comico sont repeints de slogans hostiles et dans le quartier des Chaprais, des vitrines de ce monde de fric et d’exploitation ont été défoncées (une dizaine d’agences d’assurance, mais surtout d’agences intérim et immobilières).

14 mai : Manif vengeresse. A Rennes, le lendemain de l’expulsion de la « Maison du peuple », occupée depuis le 1er mai dans le cadre du mouvement, plusieurs centaines de personnes laissent péter leur colère : caméras de vidéosurveillance, chantier du métro, banques, boutiques de fringue, local du PS, commissariat. Ce n’est qu’après avoir commencé à s’attaquer à la mairie que les flics arrivent à endiguer l’émeute. Sur une des banderoles on pouvait lire : « Dieu pardonne, pas nous ».

18 mai : Alors que quelques centaines de keufs se sont rassemblé-e-s Place de la République (Paris) pour larmoyer sur la « haine anti-flics » dont iels seraient l’objet, un groupe de personnes bien détér’ s’en prend à une bagnole qui rentre d’intervention quai Valmy. En quelques dizaines de secondes, les coups pleuvent sur les vitres et la gueule d’un des flics pendant que la caisse part en fumée. Une pancarte laissée à quelques mètres invite : « Poulets rôtis. Prix libre ». Moins de 24h après, on apprend que cinq personnes ont été interpellées avec des charges de tentative d’homicide volontaire.


La suite
Dans la nuit du 28 au 29 avril à Toulouse, les locaux de la Dépèche Intéractive ont été attaqués. On peut lire dans la revendication que cette action «est une réaction à la publication d’un article propageant l’idée que «nous, femmes» créons les conditions de nos agressions, en n’incarnant pas le modèle façonné par les désirs des hommes, qui nous veut silencieuses, soumises, obéissantes, et objet de consommation». En guise de conclusion : «Cette action est dédiée à toutes les meufs énervées, nous espérons par là chauffer vos cœurs. Que les actions contre le patriarcat se multiplient ! A vos marteaux… Prêtes ? Partez !»

7 et 8 mai : Le samedi, une centaine de personnes se sont rassemblées pour foutre un joli bordel devant le centre de rétention administrative (CRA) de Nîmes. La barrière de l’entrée et les clôtures ont subi un assaut déterminé de la part des manifestantEs, tapant dessus à coups de pied, de poing, ou de cailloux, avant d’être rapidement repeintes par de jolis slogans. On dirait que ça a mis la pêche, à l’intérieur comme à l’extérieur. Le lendemain, trois hommes s’évadaient en sciant les barreaux de leur cellule. Ailleurs en ville, c’est un dépôt de la SNCF, collabo notoire de la machine à expulser, qui prenait feu détruisant le poste de pilotage du train et un espace passager.

7 mai : En Belgique, dans un contexte de grèves des matons, de nombreuses émeutes ont éclaté dans différentes taules. Des prisonniers-ières des prisons de Tournai, Arlon, Huy, Lantin, Andenne…, pousséEs à bout par les conditions déplorables dans lesquelles on les laissait depuis une quinzaine de jours, ont laissé éclater leur rage le 7 mai : incendies de cellules, inondations des ailes, saccages des couloirs. Une mutinerie dévastatrice a secoué la prison de Merksplas (Anvers). Des ailes entières ont été démolies et incendiées par les prisonniers insurgés. Des murs ont été rasés au sol, des grillages abattus, les sections saccagées.

19 mai : trois voitures d’agents pénitentiaires des Baumettes à Marseille, stationnées devant la porte principale de l’établissement, sont parties en fumée. Ce n’est pas la première fois puisque deux véhicules d’agents avaient déjà été carbonisés il y a un mois, et trois autres il y a trois ans. A rappeler que la fin du chantier des Baumettes 2, nouvelle taule ultra-moderne, est prévue pour la fin de l’année.

En 17 lettres : misère du quotidien

Comme chaque année les chiffres viennent de tomber. Nous sommes aujourd’hui entre 8 et 9 millions de déclaré-e-s pauvres en fRance. Plus de 13% de la population vit en deçà des 60% du revenu médian. 13% vivant avec moins de 1000 euros par mois. Chiffres que l’on peut facilement mettre en regard avec le montant du smic (soit 143,72 euros de plus que le revenu dit pauvre) et au fait que plus de 65% des travailleurs-euses « gagnent » entre le smic et le smic + 100 euros (soit plus de 18 millions de personnes).

Voilà des chiffres et des lettres produits par les experts et dont le JT nous abreuve.

La pauvreté est avant tout un épouvantail sociétal. C’est le monstre que l’on agite pour mieux nous faire adhérer aux mécanismes d’un monde oppressant. C’est elle que l’on croit fuir lorsque l’on accepte des boulots de merde payés des miettes, lorsque l’on se résigne à raquer des sommes astronomiques pour loger dans des cages à lapins.
La misère, c’est un concept de résignation face à l’existant. Tracer sa voie, se choisir une qualification, espérer trouver au plus vite un CDI qui nous amènera à reproduire la même merde durant 42 putain de longues années, attendre la retraite pour pouvoir respirer enfin, dernier souffle avant la mort, qu’elle est belle cette tombe… C’est quoi tout ça ? Prendre volontairement perpète ? Un suicide à long terme ?

La pauvreté en fRance n’est pas en lien avec notre salaire. Elle n’est pas dans le trou de notre semelle ou dans l’énième assiette de pâtes qui nous sert de repas. La pauvreté est avant tout dans notre approche au monde. Dans notre quotidien morose, dans la platitude des relations avec notre entourage, dans la misère de « nos » désirs, désirs conditionnés par la publicité. La pauvreté c’est croire que la liberté c’est le fait de pouvoir choisir entre un produit A et un produit B lors d’une élection ou au rayon d’un supermarché. C’est croire que devenir propriétaire d’un pavillon avec tous les artifices qui vont avec (mari /femme, 2 enfants, le chien, crédit sur 30 ans, CDI…) comblera le vide de notre vie. La misère c’est croire que sa propre émancipation passe par le travail et que l’ennui s’installerait si on se libérait de cette exploitation. C’est dire merci à l’employeur lorsqu’il nous remet le chèque mensuel au lieu de lui cracher à la gueule. C’est détourner hypocritement le regard lorsque l’on voit quelqu’un taper la manche ou fermer sa gueule lorsque l’on est témoin d’une scène raciste ou sexiste.

La pauvreté existe car nous cédons au fait qu’elle est sociétale et que nous refusons d’agir sur les ressorts qui la font  fonctionner. Car non, la société n’est pas un concept abstrait, chacun-e a une fonction et des responsabilités. Le prof qui nous apprend à courber l’échine et à bien répéter ce que l’on doit intégrer et reproduire, le flic qui nous harcèle ou nous tire dessus au flashball, le contrôleur de tram qui fait la chasse aux pauvres, le propriétaire et le banquier qui nous rackettent chaque mois, l’agent Pôle Emploi qui nous contrôle et nous culpabilise sont des êtres de chair et de sang qui agissent dans des lieux bien déterminés. Mais nous aussi on fait partie de tout ça et notre rôle, ça serait de fermer notre gueule et d’obéir.

Ce qui est pauvre, c’est la vie de merde que l’on nous fait désirer.
Ce qui est misérable, c’est d’accepter tout ça sans broncher.

Agir chacun-e sur ce que l’on peut, individuellement ou collectivement, c’est mettre des grains de sable dans les rouages de la machine. Mais n’oublions pas en chemin de défoncer à la masse ces mécanismes de reproduction qui agissent à travers nous.

La revanche des mauvaises herbes

On se souvient encore de ces affreux méchants méchants qui en 2005, lors des trois semaines d’émeutes qui ont secoué les banlieues, avaient vandalisé «leurs» écoles. Des bandes de révolté-e-s fracassaient ce modèle éducatif, explosaient ce dispositif d’intégration sociale, foutaient le feu à ce symbole démocratique qu’est l’éducation nationale. Ces images firent le tour du monde et nombre de spectateurs-trices s’émurent devant ces scènes de guerre civile et les discours réactionnaires tenus par les journaflics. Des écoles attaquées, il y en a toujours eu. Et depuis ça n’a pas cessé. Chaque année on peut dénombrer une bonne dizaine, voire une bonne vingtaine d’établissements saccagés. Ces révoltes sont moins visibilisées aujourd’hui qu’à ce moment précis mais parfois on entend encore des fracas, venant de l’autre côté des barreaux, arrivant jusqu’à nous. Et si l’on réfléchit ne serait-ce que cinq minutes à ce que cette institution représente, comment s’étonner de la voir régulièrement prise pour cible par les insoumis-e-s ?

L’institution scolaire, avec son mur d’enceinte, ses surveillantEs, sa cour de promenade, ses caméras et bientôt ses portiques n’est qu’une déclinaison de plus de la prison. Les mots d’ordre – courber l’échine, se mettre dans le rang, dire merci – doivent être connus par cœur avant l’entrée dans la réalité du monde. La discipline est stricte et l’enfant y est soumis par la punition ou la récompense. La scolarité est le tuteur redressant les mauvaises herbes que nous pourrions devenir.
Le savoir, utilisé comme l’instrument d’un rapport de pouvoir, y est dispensé par la voix d’un-e maître-sse et non découvert, discuté, approprié par les enfants et les adultes. Il ne sera jamais remis en question et les vérités professées devront êtres sues sur le bout des doigts. Le programme éducatif national consiste à former de futurs bon-ne-s citoyen-ne-s en leur inculquant l’apprentissage, l’intégration et la reproduction des valeurs sociétales et non, comme aiment à le faire croire ses apôtres, à réfléchir, comprendre, avoir l’envie de découvrir et de créer ensemble ou par soi-même.
L’ombre de l’exploitation salariale, seul horizon possible après avoir quitté les bancs de la salle de classe, pèse sur chaque centimètre carré de l’espace. Le rythme scolaire, similaire à celui du travail, dicte à l’enfant la cadence qu’il devra suivre tout au long de sa vie et on le formera selon les logiques libérales de compétitivité et de réussite personnelle. L’enseignement – le rapport du maître à l’élève – conditionne la passivité de l’être en devenir.

L’école est un laboratoire social où sont mis en culture les corps et les esprits. Complétant à merveille la structure familiale, elle constitue le premier espace dédié à l’assimilation des normes (genre, sexualité, beauté…) et des rapports de domination (classisme, patriarcat, âgisme…).
C’est à ce moment que fonctionne à plein régime la machine à uniformiser les individuEs, calquant leurs identités sur des stéréotypes manufacturés, les incitant à développer le jeu de la représentation et à surdimensionner leurs égos. Ressembler à une «vraie fille» qui parle chiffon avec ses copines, avoir une attitude virile quand on est «entre mecs» – et surtout devant les meufs – sont les comportements conformes si l’on ne veut pas se sentir exclu-e-s. Les marques de fringues, la bonne coiffure et avoir la gouaille sont les clés de la renommée. Développer une personnalité aussi profonde que les images qui tapissent les agendas scolaires, ressembler à M Pokora ou on ne sait quel «people» pour être la star du bahut, le stade suprême du quart d’heure de gloire tant vanté par le petit écran. L’école est le lieu où se concentrent toutes les attitudes merdiques que le marketing veut nous vendre.
Ce lieu d’enfermement est le terreau de rapports sociaux, là où le pouvoir aime voir germer les graines de la normalité et de l’exclusion. C’est là que la mise au banc des non conformes – les réfractaires et autres mauvais-es élèves, les «pédés», les garçons manqués, les intellos… – se développe, s’applique et s’enracine. La violence du rejet de l’Autre et sa volonté de le dominer est caractéristique de ce que l’on peut voir partout ailleurs, dans la rue, entres potes, en famille ou au turbin. L’école est un concentré caricatural du monde dans lequel nous vivons.

Pourtant malgré la puissance de l’institution scolaire, nombreux-ses sont les personnes qui arrivent à passer entre les mailles du filet de la soumission et de la normalité. Toujours en luttant pour conserver un esprit rebelle à l’assujettissement. Souvent grâce à l’entraide avec des complices à l’intérieur ou à l’extérieur des murs. Parfois en y laissant des plumes. Et lorsque l’on arrive à s’extraire, on voit l’école non pas telle qu’on veut nous la vendre, un lieu d’éveil et d’émancipation, mais pour ce qu’elle est réellement, une machine à codifier, évaluer, hiérarchiser et exclure. Et on garde une dent contre elle.
Alors quand des enfants ou des ados retournent ces établissements qui les privent de liberté, qui les conditionnent à mieux fermer leurs gueules ou quand des émeutiers-ières crament ces édifices où le pouvoir a tenté de leur faire baisser la tête, on ne s’étonne pas. Non, on sourit de toutes nos dents et on repense à l’adage : chaque âge saccage sa cage !

 

 


CES DERNIERS TEMPS, DANS LES PARAGES…

Pour celles et ceux qui croiraient que saccager une école n’advient que dans les métropoles tentaculaires ou dans leurs banlieues dégénérées, c’est-à-dire loin de chez elleux, c’est une vraie joie de vous détromper.

avril 2013 : A la tombée de la nuit, 6 sacripants quittent en courant l’école Jean-Jaurès située dans le quartier Saint-Jacques (Clermont). Vol de matériel, mobilier renversé, extincteur vidé dans les locaux… La moitié de l’équipe, composée de jeunes de 13 et 14 ans, se fait choper par les schmitts après s’être faite dénoncer par des passant-e-s zélé-e-s.

mai 2014 : Les 4 salles de l’école primaire du Vieux Bourg à Commentry (Allier) ont été mises à sac. Le mobilier, les ordinateurs et le photocopieur sont détruits ; les murs, les rideaux et les sols sont maculés de peinture. Une enquête a été ouverte par les gendarmes de la brigade de Commentry qui ont rapidement identifié trois jeunes de 11 et 12 ans, tous élèves du collège.

25 mai 2016 : D’importantes dégradations ont été commises dans la nuit dans l’enceinte de l’école de la Jordanne, à Aurillac. Plusieurs classes ont été visitées, tout comme la garderie, la salle des maîtres et la salle de musique. De la peinture a été projetée sur les murs et sur le mobilier, des objets ont été renversés, des inscriptions ont été faites un peu partout. Les sauvageon-ne-s courent toujours…

La Bourrasque n°1 – Mars/Avril 2016 – Version PDF

La Bourrasque est un bulletin qui ne se construit depuis aucune base politique, idéologique ou morale, considérant que ce ne sont que trois facettes d’une même domination. Les textes proposés ici ne se nourrissent que de rages et de désirs. La rage contre ce monde pourri par l’autorité et le fric. Le désir de vivre des instants d’insoumission et de liberté. S’il nous tient à cœur de mieux comprendre et évoquer dans ces lignes comment s’articulent les dominations qui traversent cette société, ce n’est pas pour en être les spectateurs-trices indignéEs mais pour envisager des pratiques et des horizons offensifs contre tous les pouvoirs. Allergiques aux dogmes et aux avant-gardismes, nous ne souhaitons ni convaincre, ni persuader. Dans La Bourrasque, nous voyons plutôt un souffle qui circule de rencontres en affinités. Une rafale qui recherche les brèches du vieux monde pour s’y engouffrer et les élargir. Un peu de vent pour que le feu se propage.

 

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L’arme à l’oeil

Cela fait un moment que la question de la quotidienneté de la domination me prend la tête et les tripes. J’entends par là cette multiplicité de « petites* » agressions, humiliations, brimades, de celles qui nous travaillent au corps incessamment et qui entretiennent la soumission au jour le jour. J’avais envie d’entamer un processus de réflexion et d’écriture qui essaie, en prenant son temps, d’envisager cette question dans sa complexité, d’en débrouiller les intrications, d’en saisir les nuances et d’envisager des pistes de lutte. Le texte qui suit serait donc à prendre comme un premier jalon, comme une nécessité de tirer sur le fil pour mieux dérouler la pelote. Il s’agit d’une tentative de l’aborder d’une manière plus sensible que théorique (en l’occurrence par le regard), depuis mon individualité (celle d’un mec, blanc, issu de la classe moyenne). Le fait de le diffuser ici peut être vu comme une invitation à la discussion et à la critique, qui permettraient de nourrir et d’affiner ce début de questionnement encore mal dégrossi.

Chaque jour, je suis témoin de situations qui me hérissent, me dégoûtent ou me mettent carrément hors de moi. Des situations dans lesquelles des individuEs se font écorner, ratatiner, humilier. Qu’elles soient liées au sexe, au genre, à l’âge, à la classe sociale ou à la soi-disant « race » (et j’en passe), toutes les formes de domination qui traversent cette société s’expriment quotidiennement, sans trêve et sans complexe. J’y suis donc sans cesse confronté dans la rue, au travail, dans les administrations, en famille ou dans n’importe quel autre « espace public ». Et pourtant, cette société m’accorde un grand nombre de privilège qui me positionne comme dominant de fait ou potentiel, m’obligeant à un effort d’imagination pour tenter de percevoir ce que d’autres se prennent sans arrêt en pleine gueule. Que manquerait-il pour muer cette capacité d’identifier les dominations en pratique d’intervention pour perturber ou couper court à leurs déroulements, sans me poser en pacificateur, en embrouilleur ou en chevalier blanc ?

Parfois c’est la peur qui me retient, celle de m’opposer à un grand groupe ou à une violence exacerbée. Pourtant, rien ne m’oblige a priori à agir seul. Pourquoi ne pas chercher auprès d’autres personnes présentes à proximité des complicités momentanées, tentant ainsi de briser cette indifférence conditionnée pour créer un élan qui nous permettrait de nous donner la force nécessaire pour agir. D’autres fois, je me sens entravé par les normes sociales, par ces injonctions bien intégrées du type « c’est pas tes oignons ». En effet, qu’il s’agisse d’unE enfant écraséE par son papatriarche ou de la première moitié de ce qui semble être un couple qui piétinerait la seconde (ce qui revient à dire dans une infinie majorité de situations : un mec qui piétine « sa » meuf), intervenir reviendrait à faire irruption dans une « sphère privée ». Pourtant je ne vois la famille ou le couple** que comme des structures favorisant la reproduction des rapports de pouvoir

Alors qu’est-ce qui me retient ? La flemme ? Le fatalisme ? La honte ? L’incapacité de trancher entre envie d’agir en soutien et crainte de déposséder au même instant la personne qui se prend la domination de sa possibilité de révolte ? Autant de questions – et sûrement encore bien d’autres enfouies quelque part – dans lesquelles j’ai l’impression de m’enliser, accumulant un sentiment d’impuissance et de passivité. A balancer entre larmes de frustration et l’arme de l’action.


 

* « Petites » à prendre comme « à l’échelle individuelle »

** Par couple, j’entends cette construction sociale et morale rigide et oppressante basée sur l’hétéronormativité.

Participation et pacification

Quelle chance a-t-on de vivre dans notre société occidentale où règne la démocratie, le plus juste et le plus adaptable de tous les systèmes politiques ! Si certainEs réformistes se plaignaient d’avoir délégué trop de pouvoir à « nos dirigeantEs », les voilà combléEs : démocratie participative, concertation, diagnostique partagé, co-construction des décisions, conseils de quartier, réunions publiques, démarche de proximité… A Clermont comme ailleurs, la même petite musique agaçante. La même bouillie rhétorique, prémâchée et prédigérée, tellement plus pratique pour le gavage.

En un mot comme en mille, il ne s’agit au final que de proposer aux citoyenNEs (au sens premier du terme, si cher à celles et ceux qui se revendiquent ainsi, qui prend part à la vie de la cité) de prendre en charge une partie des mécanismes de la domination. De l’aménagement mortifère des espaces comme avec les consultations publiques pour la rédaction du Plan Local d’Urbanisme (PLU) jusqu’à la surveillance des rues et des propriétés grâce aux « voisins vigilants », si fiers de travailler en lien direct avec les keufs, il semblerait qu’il n’y ait aucune limite quant à la « liberté » de s’accommoder de sa condition d’esclave, d’entretenir sa résignation et son apathie. Difficile de dire quel sentiment l’emporte, entre la tristesse et la rage, à voir tant de personnes nager comme des poissons dans l’eau aseptisée du beau bocal qu’on leur vend au prix de leur liberté.

De notre côté, il est hors de question de négocier notre soumission, de débattre d’une meilleure répartition du pouvoir, d’imaginer une manière moins désagréable de mourir asphyxiéE dans ce monde de merde. OK pour imaginer un monde nouveau, mais pas avant d’avoir mis à bas les fondations de celui dans lequel on survit.

Détruits ce qui te détruit !
Feu à la paix sociale !